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LA SOUTENANCE

Je partage ici mon discours de soutenance, qui a eu lieu le 14 décembre.


Voici une photo de mon jury de thèse au moment de la proclamation des résultats, de gauche à droite:

Pierre-Louis Fort, Professeur de lettres à l'université de Cergy (rapporteur)

Catherine Douzou, Professeure de lettres à l'université de Tours (rapporteure)

Alexandre Gefen, Directeur de recherches au CNRS, Paris III, président du jury

Bruno Blanckeman, Professeur de lettres à Paris III, directeur de recherches

Alexandra Saemmer, Professeur en sciences de l'information et de la communication à Paris 8





Mesdames et Messieurs les membres de jury,

Mesdames et Messieurs les membres de l’assistance,

Je dois d’abord vous remercier sincèrement de l’attention que vous voulez bien consacrer à ce travail de thèse, dans sa longueur et ses imperfections. Cela me touche beaucoup, car je sais combien vous avez par ailleurs de nombreuses occupations. Lire ce travail dont l’épaisseur trahit les cinq années de préparation qu’il a demandées, assister à sa soutenance un après-midi entier -, tout cela fait appel à des logiques qui semblent anachroniques : la thèse demande d’arrêter le flux du temps, de s’immobiliser, pour trouver l’énergie d’une attention longue. Justement, cette thèse n’est pas étrangère à un questionnement sur les flux du monde d’aujourd’hui, puisqu’elle s’intéresse à la manière dont les réseaux d’Internet reconfigurent les relations des personnages- dans les romans très contemporains, mais aussi directement, dans ce qui s’écrit sur ces réseaux numériques. Pourquoi un tel sujet ?

La genèse de cette thèse est particulière : elle a trois origines secrètes, que je vais vous révéler maintenant.

D’abord, c’est à mes élèves, au lycée d’Alfortville, que j’ai eu l’idée de proposer il y a dix ans un sujet de dissertation : « dans quelle mesure un roman forme-t-il un réseau social ? » J’étais alors bien loin de me douter que ce questionnement initial serait la première amorce d’un sujet de thèse.

La deuxième origine secrète de cette thèse tient à la rencontre marquante, toujours avec mes élèves d’ailleurs, du romancier Eric Reinhardt, en 2011, auquel je dois un hommage particulier : j’ai depuis suivi ses actualités et c’est en lisant sur Fabula un appel à contribution pour un colloque sur les discours du travail, où il était cité, que j’ai osé proposer une première étude dans un cadre universitaire. Là-bas Aurore Labadie m’a conseillé de rencontrer le Professeur Bruno Blanckeman pour m’inscrire en Master 2. Mon mémoire portait sur « le Système Eric Reinhardt », et je l’ai soutenu en 2014. Toutes ces années, depuis le Master 2, ont donc vu une sorte de métamorphose progressive de ma posture de « fan » littéraire – que je ne renie pas- en un travail universitaire portant sur des auteurs plus divers et des questions plus larges.

Enfin, la troisième origine secrète de ce sujet de thèse se situe à Lyon 3, chez Gilles Bonnet : lors d’un colloque, j’ai entendu Marcello Vitali-Rosati soutenir que l’écriture Web n’avait aucun lien avec le genre du roman, contrairement à l’essai et à la poésie. Je n’étais pas d’accord, convaincue déjà que le modèle du réseau offrait des connexions avec l’écriture romanesque et inversement. C’est à ce moment précis que l’idée du sujet de thèse a vraiment surgi, et alors j’ai eu l’impression que c’était la thèse qui s’imposait à moi, plus que moi qui aurais suivi un projet, que je n’avais d’ailleurs pas prémédité dans ma vie.

Ensuite, cette thèse a vécu plusieurs métamorphoses.

Elle s’est d’abord intitulée « réseaux romanesques à l’ère des réseaux sociaux numériques », j’ai même pensé à « Réseaux du roman et romans du réseau », mais j’ai ensuite compris qu’il fallait se concentrer davantage autour de la notion de personnages, d’où le titre actuel : « réseaux de personnages à l’ère des réseaux sociaux numériques », parce que mon sujet d’origine était trop large.

L’objectif est donc de se demander comment se reconfigurent les liens entre les personnages de fiction, à une époque où Internet bouleverse les connexions entre les individus, et quelles nouvelles esthétiques littéraires du lien social apparaissent. Ce sujet semblait encore très large.

Mon étude s’est progressivement orientée dans quatre directions.

Le premier axe, intitulé « Agrandir le roman, rétrécir le monde » propose de s’interroger sur la nature des liens entre les personnages de romans d’aujourd’hui influencés par les réseaux numériques. Hyperconnexions, fragmentation des liens, reliaisons, culture du flux définissent une esthétique des liens faibles propres aux romans d’aujourd’hui, dans des œuvres aussi diversesque Vernon Subutexde Virginie Despentes, Autour du monde deLaurent Mauvignier, Féérie générale d’Emmanuelle Pireyre, Cendrillon d’Eric Reinhardt et Celle que vous croyez de Camille Laurens, qui formeront le corpus principal de cette thèse. Un corpus secondaire de romans utiles pour notre analyse nous aidera régulièrement à élargir notre point de vue autour de ces œuvres principales.

Le deuxième axe examine la représentation des réseaux sociaux numériques dans les romans actuels : c’est une réalité de notre époque comme une autre qui prend plus ou moins de place dans les romans selon qu’ils en font leur sujet principal – ce qui reste rare- ou qu’ils les intègrent comme un élément du monde d’aujourd’hui parmi d’autres. S’écrivent à la fois des récits idéalistes, et des récits critiques des réseaux sociaux numériques dans les romans d’aujourd’hui : internet y apparaît comme un pharmakon, remède et poison à la fois. Vernon Subutex à cet égard illustre ces deux versions romanesques des réseaux sociaux numériques : ils sont à la fois ce qui rassemble la communauté de personnages dans sa diversité, et ce qui les détruit. Le mot réseau, dès son origine portait d’ailleurs cette ambiguïté : piège pour capturer les animaux mais aussi tissage esthétique.

Ensuite, j’ai cherché à explorer les relations entre personnages de la littérature numérique, celle qui se crée et se partage sur les réseaux d’internet eux-mêmes. Les frontières entre auteurs, lecteurs, et personnages y sont beaucoup moins nettes. J’ai alors eu beaucoup de plaisir à explorer des aspects très différents de cette littérature numérique, puisque je me suis intéressée à la littératube, aux romans interactifs, aux fictions et aux écritures collaboratives de Twitter et Facebook, mais aussi à la présence des auteurs qui deviennent personnages sur les réseaux, ou aux nouvelles relations entre lecteurs et personnages sur les plateformes numériques. Interroger les nouveaux types de liens qui se créent, observer les pratiques de lecture devenir des pratiques d’écriture, tout ceci m’a amenée à explorer de nouvelles porosités entre personnages, auteurs et lecteurs.

Enfin, il s’est agi de définir plusieurs des « effets réseaux » sur les personnages, que j’aurais pu appeler « effets pRESEAUnnages » si j’avais eu le courage du jeu de mots, dans une sorte de courte synthèse où je pars à la fois des romans traditionnels et des œuvres numériques : les personnages sont affectés par de nouveaux effets de glissement, transpositions stylistiques du « swipe » de nos doigts sur les écrans, l’utilisation des « copier-coller » qui peuvent être intégrés à la , par des idiomes ou des signes propres au Web comme le hashtag. Leurs caractérisations marquées par Internet peuvent évoquer un effet « profil », tandis que l’accumulation des données les concernant est à l’origine d’une nouvelle forme de réalisme, ou « effet-datas ». Enfin les réseaux de personnages à l’ère des réseaux sociaux créent un effet d’immersion narrative dans une société de personnages liés. Cet axe de ma thèse est beaucoup plus court que les autres, c’est un parti-pris, pour constituer une sorte de bilan.


Créer ou montrer des liens, c’est bien un objectif majeur de cette thèse.

J’ai voulu tout d’abord que ce travail crée un pont entre la littérature actuelle des romans en papier et la littérature numérique, parce que j’avais remarqué qu’on les sépare trop souvent, comme s’il s’agissait de deux domaines d’études étanches, alors que je crois qu’il est intéressant de les lier; je voulais donc que ma thèse envisage la littérature d’aujourd’hui dans ces deux dimensions. Cela implique un corpus hybride, qui allie des romans très contemporains dont les logiques de légitimation littéraires restent traditionnelles, à des œuvres numériques plus expérimentales, parfois peu lues, parfois même encore en train de s’écrire, qui n’obéissent pas du tout au même régime éditorial ni au même régime de lecture. Mais même si tout n’est pas également littéraire dans ces objets d’études, c’est bien l’ensemble de ces créations, numériques ou pas, qui écrivent la littérature d’aujourd’hui.

On remarquera qu’une expérimentation de lecture collaborative menée en classe de seconde figure aussi dans cette thèse : faire le lien entre l’enseignement dans le secondaire et la recherche est aussi une chose importante pour moi, je n’ai jamais séparé l’un et l’autre. Cette thèse m’a aussi amenée à participer à plusieurs expériences d’écriture créative numérique, avec Les Nouvelles de la Colonie d’Alexandra Saemmer, le collectif #AMainLevé sur Twitter, l’application de rencontres fictive de Serge Bouchardon Storyface ou encore le projet plus personnel du compte de ma grand-mère @ Aimée Rolland, sur Twitter, transformant parfois cette expérience du doctorat en atelier d’écriture de fiction, sans y abandonner la posture de recherche.

J’espère donc que cette thèse montre aussi les liens de plus en plus complexes entre lecture et écriture, critique et création.

J’ai bien sûr rencontré des difficultés, au cours de ces années, la première étant liée à la nature même des réseaux. Les plus petits ne sont composés que de 3 éléments, mais il n’y a pas de taille maximale pour un réseau, qui est par nature en expansion. Quand on commence à réfléchir aux réseaux, un danger est de voir des réseaux partout… Ma thèse courait le risque de ne pas savoir définir ses limites, et j’ai donc dû plusieurs fois les reconsidérer.

Une autre difficulté était liée au temps, et pas seulement parce que je ne suis plus si jeune. En troisième année de thèse un nouveau programme de français en lycée m’a amenée à participer à l’écriture d’un certain nombre de manuels, et j’ai eu l’impression que la thèse n’avançait plus, j’étais même à deux doigts d’abandonner, face à un plan qui ne fonctionnait pas, tel que je l’avais esquissé d’abord. C’est en discutant avec d’autres, notamment lors de la journée des doctorants, que je suis sortie de l’impasse. L’année suivante, heureusement, j’ai obtenu un congé formation de 5 mois, qui m’a permis de commencer la rédaction avec optimisme. Et enfin, en dernière année, j’ai appris à dire non à plusieurs sollicitations, pour des colloques ou des articles, qui pourtant me paraissaient intéressantes. Cela n’était pas facile, mais nécessaire. Cette thèse a aussi su traverser le coronavirus, le téléenseignement, et la vie confinée à 5.

Je me suis parfois heurtée à l’obsolescence des créations numériques : des œuvres que j’avais inscrites dans mon corpus et qui étaient disponibles en début de thèse ne l’étaient plus à la fin, notamment à cause de la technologie Flash. J’ai même quasiment supplié Jean-Pierre Balpe de ressusciter le personnage de Rachel Charlus sur Facebook, alors qu’il avait « suicidé » tout le réseau d’Un Monde incertain justement quand j’étais en train de rédiger les pages qui le concernaient.

J’ai pu être un peu déçue par certains outils de recherches : par exemple j’avais imaginé initialement laisser plus de part aux Humanités numériques en intégrant l’apport des graphes à mes analyses. Ainsi, j’ai réalisé des représentations des liaisons entre personnages de Vernon Subutex, avec le logiciel Gephi, qui montrent un réseau de plus en plus lié, et donc de plus en plus idéalisé. Mais j’imaginais sans doute que ces méthodes d’étude pourraient m’ouvrir plus de perspectives. Invitée prochainement à Lausanne par des chercheurs spécialisés en modélisations mathématiques des réseaux de personnages, je pourrai approfondir cependant cette tentative.

J’ai tenu à écrire une thèse facilement lisible, et parfois j’ai estimé nécessaire de décrire dans une certaine mesure les œuvres ou certains passages dont je parle : cela n’a pas toujours été facile de régler cette part de l’évocation des œuvres et l’approfondissement de leur analyse, mais j’espère avoir progressivement augmenté l’intensité de mes propos, tout en conservant cette lisibilité. L’idée était de créer un équilibre dans l’écriture qui permettrait à certains de mes lecteurs potentiels de découvrir des œuvres qu’ils n’ont pas lues tout en conservant l’ambition d’analyses approfondies.

J’ai constitué une bibliographie au fil des ans aussi hybride que mon corpus, entre les références de critique littéraire générale classiques et actuelles, les auteurs de sociologie des réseaux qui me semblaient essentiels à l’approfondissement de mon sujet, les articles de presse ou de colloque sur les romans contemporains que j’étudiais ou même les études d’humanités numériques. Je ne regrette pas la variété de mes explorations. Il m’est arrivé de tomber parfois sur des livres que je n’avais pas du tout prévu d’envisager comme essentiels, et qui se sont révélés très importants pour moi. C’était le cas de Critique des réseaux de Pierre Musso. Le titre laissait présager un énième essai technophobe anti-réseaux fleurant bon la nostalgie d’avant internet, alors que ce travail érudit, qui montre notamment l’importance de Saint-Simon dans l’idéalisation des réseaux techniques, est vraiment passionnant. Et ce n’est pas parce que cette thèse envisage la littérature d’aujourd’hui que j’ai laissé de côté complètement l’héritage de l’histoire littéraire et culturelle. J’ai tenté de le convoquer lorsque j’en avais l’opportunité.

Valoriser Virginie Despentes et Vernon Subutex était aussi l’un des objectifs de cette thèse. Je pense que ce roman est un chef d’œuvre : s’il a bénéficié de la reconnaissance du public, il n’est pas encore assez intégré dans les corpus de recherches universitaires françaises. Je me réjouis aussi à l’idée de faire découvrir à certains lecteurs la poésie d’Anh Mat ou de Milène Tournier, par exemple. La troisième partie de ma thèse, qui présente une assez grande variété d’œuvres numériques peut être vue dans une certaine mesure comme accumulative, c’est vrai, car j’envisage tour à tour des types d’œuvres différentes, qui vont de la littératube, aux écrits collaboratifs sur Twitter, en passant par les fictions interactives ou les fans fictions. Mais ce sont des pratiques créatives intensément vivantes que j’ai envie de faire connaître dans leur diversité et c’est avec un enthousiasme particulier que j’ai écrit cette partie de ma thèse.

A l’issue de ces cinq années, plusieurs pistes de recherches nouvelles s’ouvrent très naturellement, puisqu’elles sont en réalité déjà enclenchées.

J’ai commencé un travail sur les plateformes de lecture et d’écriture qui me semble n’être que le départ d’investigations nécessaires, attendues par d’autres -parce qu’on m’a déjà beaucoup sollicitée sur ces questions- Et ce sont des chercheurs d’autres disciplines, les sciences de l’information et de la communication, et les sciences de l’éducation, qui m’ont déjà contactée pour continuer ces recherches.

J’ai aussi parfois effleuré, dans cette thèse, par exemple avec l’étude du compte Facebook d’Arno Bertina, la question de l’engagement politique des auteurs sur les réseaux : c’est une question qui m’intéresse, pour expérimenter moi-même ces formes d’activisme. Il me semble que le succès et l’efficacité d’un tweet politique par exemple, est aussi lié à sa qualité stylistique, et c’est une chose que j’aimerais étudier davantage.

Bien sûr, il serait impensable pour moi de cesser d’être attentive plus largement aux évolutions des formes de littérature sur les réseaux numériques et particulièrement les réseaux sociaux. Il est naturel de prolonger la veille sur ces sujets en mouvement constant. Je serai aussi fidèle aux auteurs, autrices et artistes que j’ai choisi de suivre avec attention. La thèse est peut-être finie, mais mon cheminement à leurs côtés ne l’est pas.

En tout cas, travailler pendant 5 années sur cette question des liens interpersonnels à travers la question des réseaux de personnages m’a permis d’interroger les nouvelles formes de solidarités et aussi la façon dont la littérature pouvait non seulement les décrire mais aussi les favoriser. Car c’est un questionnement sur les liens humains en général que permet celui sur les liaisons numériques. Il me semble qu’on ne peut jamais regretter d’avoir travaillé autour de ces problématiques à une époque qui les met parfois en danger.

Merci beaucoup de m’avoir écoutée.

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