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Sandra Lucbert, la romancière qui sait tisser sa toile


Voilà un roman, paru en 2017, ambitieux et étonnant ! La Toile est une réécriture des Liaisons dangereuses sur Facebook, avec Valmont et Merteuil qui se sont transformés en Geeks de Start-up. Agathe Denner et Guillaume Thévenin, les deux dirigeants de Lineup, une entreprise spécialisée dans l'art numérique, ne manipulent pas seulement le droit du travail, les subtilités de la cryptographie, mais ils hackent aussi la vie sentimentale de leurs employés. On trouve ses repères dans cette oeuvre complètement polyphonique comme si l'on surfait sur ses propres réseaux sociaux, quand on passe de ses mails à sa messagerie puis à Facebook, etc... ce qui crée un effet intéressant d'immersion. Toute la réflexion qu'il contient sur le Web fait de ce livre l'inverse d'un roman superficiel, et l'équivalent, en plus amusant, d'un essai. On y voit le rôle que joue internet dans l'opposition aux régimes autoritaires (ici celui de la Turquie où l'autrice a bénéficié d'une résidence en pleine période trouble) mais le roman est aussi une sorte d'observatoire de tous les doubles jeux, les usurpations d'identité, les méthodes de séduction à distance permises par les réseaux sociaux. Elle pose les problèmes de la dérégulation du travail, ou bien celle des données privées qui ne sont plus respectées: il y a une sorte de fièvre à rentrer dans la logique du hacking sans foi ni loi: "j'ai de la chance de rentrer dans cet espace sans règles" dit l'héroïne. Plus aucun secret n'est possible.

J'aime énormément la façon dont Sandra Lucbert a relié ces modes d'écriture d'aujourd'hui à la tradition épistolaire d'autrefois. Elle fait beaucoup de références à la culture classique (Tacite ou Ovide par exemple) alors que ses personnages évoluent dans le milieu de l'art contemporain numérique. Les performances montées par Lineup mettent toutes en relief les perversités du net: l'accélération des informations par exemple, avec l'événement "Tornade" où chacun doit se sentir "submergé par l'information, les images, le stream" ou "How to think in chaos ?" J'ai vraiment éclaté de rire quand deux des personnages ont recours au "mariage dématérialisé" à la mairie du XIème arrondissement: complètement délirant, le maire gère tout grâce aux data, les employés de mairie sont mondialisés, toutes les prestations étant fournies par des mechanical Turks", qui classent pour vous à l'autre bout de la planète vos photos de mariage. Dans ce livre il y a la belle idée aussi que l'une des héroïnes a une psychologie "numérique et conspirative." J'ai adoré son portrait:

"Elle te noie d'informations concernant son désir, ce qui par capillarité t'en donne à toi aussi, mais elle ne te laisse accéder à rien. Elle est expéditive, horizontale, il n'y a aucune hiérarchie dans son action, juste le proche en proche, elle obtient tout par viralité, elle passe, elle surexcite, et quand elle repart, on a changé d'agencement. C'est peut-être la femme fatale 2.0."

Certes, Agathe Denner est perverse, il est de bon ton de la condamner, mais grâce à elle, chacun se métamorphose, quitte sa léthargie, se révèle et se trouve. Comme au contact du Web. Cette séductrice empoisonnée et salutaire à la fois est une sorte de personnage allégorique.

Sandra Lucbert l'écrit à un moment : c'est une sorte de défi pour le cinéma mais aussi pour la littérature de représenter une technologie qui la dépasse. Pour survivre, le livre ne doit-il pas oser représenter la culture numérique ? La Toile relève ce défi. Avec brio. J'ai vraiment beaucoup aimé ce long roman d'une originalité rare. Sandra Lucbert est à la hauteur de son ambition pour raconter notre culture des réseaux numériques . Je ne comprends pas pourquoi on ne parle pas plus de ce livre....Peut-être parce qu'il est trop brillant? Ce serait absurde.


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