Flaubert dans la ville
- francoisecahen
- 26 févr. 2017
- 17 min de lecture
Retrouvez ici l'intégralité de l'article que j'ai publié dans le livre intitulé Flaubert dans la ville, coordonné par Sandra Glatigny, qui paraît aux Presses universitaires de Rouen en ce printemps 2017. http://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100282890

Mon article porte sur L'Amour et les forêts, un roman d'Eric Reinhardt, qui est l'auteur sur lequel j'ai travaillé pour mon master 2. Je continue à exercer une veille sur toutes ses actualités et c'est cette activité qui m'a permis d'écrire cette communication.
Vous pouvez trouver la vidéo de mon intervention au colloque de Rouen à cette adresse: https://webtv.univ-rouen.fr/videos/intervention-de-francoise-cahen-benedicte-ombredanne-une-nouvelle-emma-bovary-sur-le-roman-deric-reinhardt-lamour-et-les-forets2014/
En voici le texte.
Bénédicte Ombredanne, une nouvelle Emma Bovary?
Aviez-vous remarqué qu’Emma Bovary s’était invitée dans les titres de l’actualité littéraire à l’automne 2014 ? « Madame Bovary ne devrait pas aller sur le net [1]» titrait L’Humanité, tandis que sur Slate.fr, on pouvait lire « Madame Bovary est morte, mais le Bovarysme est éternel [2]» et que Le Point évoquait « L’héroïne bovarienne d’Éric Reinhardt[3] . » Dans L’Express, on trouvait cette accroche : « Madame Bovary a une cousine [4]». L’héroïne du dernier roman d’Éric Reinhardt, L’Amour et les forêts, a été associée par la majorité des critiques littéraires de la rentrée à la figure d’Emma Bovary. Cependant, l’auteur, apparemment très surpris par cette réaction massive à la réception de son œuvre, réfute cette parenté – même si on l’a entendu prononcer à La Grande librairie, dans un sourire, une variante de la célèbre phrase attribuée (peut-être abusivement) à Flaubert : « Bénédicte Ombredanne, c’est moi ». Selon lui, son personnage ressemble peu à celui de Flaubert. Cette contradiction m’a semblé une question intéressante à résoudre : en quoi l’héroïne de L’Amour et les forêts, cette trentenaire, professeur de lettres dans un lycée lorrain, passionnée par l’œuvre d’Éric Reinhardt, et persécutée par son mari, peut-elle être rapprochée d’Emma? S’agit-il d’une erreur d’interprétation? Comment ce phénomène de réception a-t-il pu dépasser les intentions de l’auteur?
J’ai recensé les articles qui commentent le roman d’Éric Reinhardt. Sur 47 critiques collectées parues dans des journaux ou des sites reconnus (en laissant de côté les blogs individuels) 32 articles font explicitement référence à Madame Bovary. Cette utilisation de la référence flaubertienne n’est-elle qu’un procédé journalistique destiné à frapper l’attention des lecteurs, une sorte de cliché facile et efficace ? Un certain nombre de cette bonne trentaine d’articles se contentent parfois de quelques analogies superficielles, tandis que d’autres mettent en évidence une intertextualité plus subtile. Deux articles particulièrement, celui de Charlotte Pudlowski sur Slate.fr et celui de Christine Marcandier sur Médiapart, développent la comparaison entre Madame Bovary et L’Amour et les forêts sur plus d’une vingtaine de lignes.
Certaines de ces assimilations journalistiques sont données au contraire sans aucune justification : c’est le cas sur le site de France Inter, où Christine Siméone emploie l’expression « Madame Bovary du XXIe [5]» sans s’expliquer, comme Bernard Quiriny dans L’Opinion[6]. Emma, simple étiquette publicitaire ? L’assimilation, spontanée, n’est pas le résultat d’une longue analyse raisonnée. Cette référence efficace est avant tout destinée à interpeller le lecteur, en faisant appel à la mémoire littéraire collective : Madame Bovary est un nom connu de tous, il ne nous est pas demandé de nous souvenir précisément du roman, mais le fait de superposer ce spectre flaubertien valorisant à la silhouette encore inconnue de l’héroïne d’Éric Reinhardt la nimbe a priori d’un halo littéraire flatteur et crée l’horizon d’attente d’un possible chef d’œuvre.
Cependant, la plupart des articles font allusion, même brièvement, à des thèmes communs entre les deux romans pour expliquer leur rapprochement.
L’intrigue se passe en province, comme le souligne La libre Belgique, même s’il s’agit de Metz et de la Lorraine, et non de la Normandie. Un motif de rapprochement à propos duquel plaisante Éric Reinhardt lui-même dans son entretien avec les lecteurs de la médiathèque Marguerite Yourcenar le 27 septembre[7] : « C’est comme si, pour certains journalistes parisiens, il suffisait de situer un roman en province pour que déjà, ce soit Madame Bovary. »
Plusieurs media soulignent le fait qu’il s’agit d’une héroïne rêveuse : pour Livres Hebdo, comme Emma, Bénédicte se « projette au large », Slate souligne son « idéalisme meurtri[8] », et différents critiques affirment qu’elle « bovaryse » : Olivia de Lamberterie dans Elle[9], Jean-Claude Raspiengeas dans La Croix[10], ou Pierre Assouline dans La République des livres[11]. Cet idéalisme rêveur semble lié pour les deux héroïnes ‒ confrontées à un quotidien décevant ‒ au thème du renoncement ; ainsi, dans Les Inrockuptibles ou sur Slate.fr, on trouve la notion de « bonheur empêché ». Ce renoncement entraîne la mort de l’héroïne dans les deux romans : Bénédicte Ombredanne pour Charlotte Pudlowski « meurt de l’échec de ses rêves : l’histoire d’Emma Bovary[12] ».
Le fait que l’héroïne soit une grande lectrice est souvent mis en avant pour justifier le rapprochement d’Emma et de Bénédicte. C’est le cas dans Le Point, Livres Hebdo, ou sur Slate.fr : Bénédicte est « lectrice assidue du symboliste Villiers de L’Isle-Adam comme Bovary l’était de Bernardin de Saint-Pierre ou de Lamartine, moins naïve ». Ce roman montre que « la littérature est une tendre réponse à notre immense besoin de consolation » et, comme Flaubert l’écrivait, que « le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de s’enfermer dans l’art »[13]. « L’insatisfaite et romantique Emma Bovary lisait Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, la malheureuse et idéaliste Bénédicte Ombredanne lit Cendrillon d’Éric Reinhardt[14] » signale Jérôme Garcin, dans L’Obs.
Bénédicte Ombredanne, comme Emma Bovary a un mari médiocre « à la conversation plate comme un trottoir de rue.[15]» : Charlotte Pudlowski reprend ainsi les mots de Flaubert sur Slate.fr, mais aussi ceux de Michel Winock, biographe de l’écrivain, qui décrit « la lente agonie d’Emma, prise au piège de son mariage bourgeois [16]». La libre Belgique insiste sur le fait qu’Emma est « emprisonnée dans un couple mal assorti [17]».
Autre point commun entre les deux brunes héroïnes : un amant. « Comme Emma Bovary, face à la médiocrité de sa vie, [Bénédicte] se contente, plutôt que de partir, de prendre un amant » écrit Charlotte Pudlowski[18], tandis que dans L’Express, Baptiste Liger lie aussi l’infidélité de Bénédicte Ombredanne à sa parenté avec Madame Bovary[19]. D’autres évoquent la révolte commune des deux héroïnes, comme 20 Minutes qui souligne « l’insoumission d’une Emma Bovary moderne [20]».
Mais les articles distinguent aussi les deux héroïnes l’une de l’autre. Ce rapprochement plus nuancé, qui va jusqu’à une opposition radicale sur certains points tend à montrer que pour nombre de journalistes, l’allusion à Flaubert ne résulte pas d’un cliché facile, mais d’une réflexion plus construite.
L’évolution de la société d’un roman à l’autre est soulignée par les critiques. Jérôme Garcin dans L’Obs joue à transposer le roman de Flaubert dans le contexte actuel. « Si Madame Bovary vivait aujourd’hui, elle s’inscrirait avec un nom d’emprunt sur Meetic, gigantesque site de rencontres en ligne ‟grande cuve du masculin”. Elle y rencontrerait Rodolphe après avoir méthodiquement ‟visité son profil ” et il aurait ‟flashé sur elle”[21]. » Les journalistes notent aussi l’évolution du statut de la femme : « Pourquoi Bénédicte, intelligente, indépendante financièrement, à l’inverse d’Emma Bovary, ne fuit-elle pas un mariage qui empêche le bonheur ? » se demande Charlotte Pudlowski.
Les articles soulignent aussi le paradoxe d’une plus grande liberté accordée aux femmes, alors que pourtant, malgré l’évolution des mœurs, la possibilité du divorce, « Bénédicte Ombredanne subit plus encore qu’Emma. Elle n’essaie pas de vivre ses rêves » selon Slate[22], et si « Emma n’a pas d’illusion à se faire sur son mariage, Bénédicte persiste à penser que son mariage a peut-être un sens. » Christine Marcandier, sur Médiapart, insiste sur le fait que Bénédicte Ombredanne « ne s’évade pas dans l’adultère chronique. Son mari la traque, la harcèle et lui fait vivre un enfer [23]». Il est vrai que le harcèlement conjugal, qui est l’un des axes du livre, ne correspond absolument pas à l’intrigue de Madame Bovary. Pour Christine Marcandier, Bénédicte Ombredanne est plus proche de Nadja que d’Emma Bovary, car il s’agit plus d’une « âme errante » qui rêve sa vie.
Contrairement à Emma Bovary, Bénédicte Ombredanne, selon Emily Barnett dans Les Inrocks « fera des êtres et du monde les outils de sa perte. Ce monde qui les a trompés, elle, son exigence et ses rêves de beauté et d’intégrité[24]. » Il s’agit ici d’une analyse assez subtile : Bénédicte Ombredanne semble avoir perdu ses illusions dès sa jeunesse et le fait même d’avoir épousé Jean-François après un divorce et un chagrin d’amour dévastateur était déjà une forme de renoncement, d’abdication.
Que dit Éric Reinhardt lui-même de ces rapprochements ? Ses prises de position sur le sujet ont évolué. Alors qu’il déclarait à l’AFP en août : « Pas une seconde je n’ai pensé à Madame Bovary [25]», on l’entend concéder un mois après: « Je ne dis pas que ça ne m’a pas traversé l’esprit[26] », et admettre encore plus tard : « J’ai peut-être mis davantage de Madame Bovary dans mon livre que je ne l’ai pensé [27]». Dans plusieurs entretiens, il affirme avoir plus songé à Eugénie Grandet, parce qu’il a été impressionné par les broderies de Louise Bourgeois inspirées par ce roman et exposées à la Maison de Balzac. « Je voulais faire un livre très court, comme une flèche, à l’image du roman de Balzac. D’ailleurs Bénédicte ne s’ennuie pas, au contraire de l’héroïne de Flaubert, elle veut juste être aimée, qu’on la touche, se sentir exister dans le regard de l’autre [28]». Pourtant, la référence à Balzac n’est pas forcément un élément qui oppose Reinhardt à Flaubert puisque le sous-titre même de Madame Bovary, « mœurs de province », fait référence lui aussi à l’univers de Balzac. Le rapprochement entre Bénédicte Ombredanne et Emma Bovary semble en somme approximatif aux yeux d’Éric Reinhardt: « C’est vrai que si l’on voit les choses d’un peu loin, la province, l’adultère, une mort, on se dit : Madame Bovary… Mais alors tout se ressemble, si on voit les choses de loin[29].» Il n’a pas relu depuis une quinzaine d’années le roman de Flaubert qu’il avait alors beaucoup aimé. Toutefois il admet que « les similitudes ne sont peut-être pas toutes superficielles[30]. »
Lorsqu’on observe attentivement les deux œuvres, les ressemblances sont bien là, mais elles ne sont jamais absolues, comme si l’on pouvait postuler effectivement qu’il y ait eu seulement une forme d’influence inconsciente. Les deux héroïnes ont des maris intellectuellement inférieurs à elles, ils ont été humiliés et marginalisés pendant leur enfance (ce qu’on apprend au début de Madame Bovary, mais à la fin de L’amour et les forêts). Les deux femmes ont été épousées pour revaloriser l’ego piétiné de ces hommes. Cependant, Charles adore Emma, ne soupçonne pas ses infidélités, alors que Jean-François, malade de jalousie après l’unique et brève infidélité de Bénédicte, la persécute. Charles voue un culte à Emma, après sa mort, tandis que Jean-François en choisissant pour sa défunte épouse les vêtements « les plus hideux qu’il ait pu trouver [31]» continue de l’humilier. Cette persécution extrême est l’un des axes majeurs du roman de Reinhardt, puisque Jean-François est un bourreau conjugal, un odieux pervers narcissique, tout l’inverse de Charles dans Madame Bovary. Toutefois certaines évocations du couple au quotidien, comme celle des baisers rituels m’ont paru assez semblables, dans leurs comparaisons frappantes : « Il l’embrassait à de certaines heures. C’était une habitude, parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner[32]» ou « Son mari n’utilisait jamais ses lèvres pour enchanter les siennes, exception faite des smacks qu’ils échangeaient quotidiennement, matin et soir, de pure routine, comme une carte magnétique qu’on passe sur une cellule optique pour entrer et sortir d’un bâtiment[33]. »
Autre point commun possible : Emma et Bénédicte sont filles d’agriculteurs, propriétaires terriens d’importance et leur vie d’adulte les éloigne de leur milieu social d’origine. Cependant, être fille d’agriculteur au XIXe et au XXIe siècle ne signifie pas du tout la même chose. Cette filiation agricole contribue à rendre Bénédicte Ombredanne originale : le personnage du romancier est étonné quand elle lui apprend le métier de ses parents, qui s’oppose au milieu conventionnel dont provient son mari. Ses parents sont cultivés, intéressants, le métier d’agriculteur apparaît technique, assez complexe, pas du tout folklorique : on est bien loin des comices. Tandis qu’Emma est fille unique, Bénédicte est dotée de nombreux frères et sœurs et même d’une jumelle, Marie-Claire, qui se révèle à la fin du livre une étonnante alliée du personnage. Les origines familiales des deux héroïnes ne sont donc pas si comparables qu’elles pouvaient le sembler au premier abord.
Emma est à distance de sa fille Berthe, tout comme Bénédicte Ombredanne peut sembler l’être vis-à-vis de ses enfants, mais pour des raisons différentes. Alors que l’affection d’Emma envers Berthe est comme absente d’emblée, Bénédicte Ombredanne, au début du roman, veut protéger ses enfants, les éduquer. Son sentiment maternel paraît fort, mais plus son mari la persécute, plus ses enfants s’éloignent d’elle pour se rapprocher de lui, et plus elle semble renoncer à eux. Le phénomène s’aggrave pendant sa maladie, ce que sa sœur a du mal à comprendre : « J’ai vu Arthur serrer sa mère contre lui, il était debout et il la serrait par la taille, et ma sœur restait les bras ballants. Elle ne le prenait pas dans ses bras, ça m’a fait bizarre de voir ça[34]. » Ce passage peut évoquer le moment où Emma Bovary repousse sa fille Berthe du coude. Emma et Bénédicte ne sont donc pas des mères parfaites, même si, chacune à sa manière, elles ont essayé de l’être.
Les bottines de l’héroïne, dans les deux romans, ont une connotation érotique essentielle. Le désir des hommes successifs qui regardent Emma semble faire surgir cette fugace vision d’une bottine dans le roman de Flaubert: la bottine est toujours entrevue par un admirateur, tour à tour Charles, Léon ou Rodolphe. A chaque fois que Bénédicte Ombredanne désire séduire, elle met ces bottines brunes à petits talons et au laçage compliqué, qui, comme d’autres vêtements un peu désuets, relient sa silhouette aux héroïnes des romans du XIXe siècle qu’elle aime lire, et instantanément ces bottines semblent érotiser sa frêle silhouette. Gustave Flaubert et Éric Reinhardt partagent leur fétichisme : ces bottines ont une valeur métonymique particulière, elles deviennent plus encore qu’un symbole de l’héroïne aux pieds menus et de sa sensualité, signe sexuel du personnage, déclencheur de désir.
Emma et Bénédicte ont des tempéraments opposés : l’héroïne de Flaubert n’a pas de limites, usant ses amants par ses excès, alors que Bénédicte Ombredanne a le défaut inverse ; elle renonce à vivre un amour authentique, après une seule journée, à jamais idéalisée, passée avec son amant; cette autolimitation du personnage est même l’un des sujets essentiels du roman, elle se suicide à petit feu, sans prendre d’arsenic, mais en choisissant de vivre près de son bourreau, plutôt que de s’en libérer. On retrouve comme dans Madame Bovary le motif de la somatisation : Charles soupçonne qu’Emma, avec ses fièvres cérébrales, peut avoir un cancer, et c’est ce qui arrive à Bénédicte Ombredanne. Contrairement à ce qu’affirme Éric Reinhardt, il arrive à Bénédicte de s’ennuyer : son métier de professeur ne la motive pas beaucoup, la seule évocation d’un cours donné semble très léthargique, elle méprise ses collègues, et comme Emma, elle est très insatisfaite, puisqu’elle considère qu’elle n’est pas allée au bout de ses rêves, s’imaginant travailler dans l’édition… Comme dans le roman de Flaubert, les difficultés financières – certes moins graves ‒ liées à la médiocrité professionnelle de son mari, entravent la vie de Bénédicte, en l’obligeant notamment à faire elle-même le repassage. Mais ces problèmes d’argent ne sont pas une des raisons majeures de son désespoir car elle n’est pas matérialiste.
Les changements de points de vue rendent dans les deux romans le personnage féminin assez insaisissable. Dans L’Amour et les forêts, le romancier-personnage juge dans le premier chapitre le physique de Bénédicte Ombredanne quelconque, parle de sa « banalité [35]», alors qu’à la fin du livre sa sœur jumelle évoque sa beauté « rayonnante [36]». Le lecteur se demande donc si Bénédicte est jolie ou bien si elle ne l’est pas, un peu de la même manière que celui de Madame Bovary se demande si Emma a les yeux bleus marron ou bruns, puisque leur couleur change au fil du roman selon la lumière et la personne qui la regarde. Certains chapitres sont écrits du point de vue de Bénédicte elle-même, qui a des échanges avec l’écrivain : elle lui a aussi donné son manuscrit et il en retranscrit des passages. Mais, contrairement à Madame Bovary où l’on passe imperceptiblement du point de vue d’un personnage à un autre, l’auteur affectant une certaine neutralité, souvent par la magie de l’indirect libre, L’Amour et les forêts est un roman à pans successifs, bien nets, chaque chapitre constituant une surprise, sans lien, sans charnière véritable avec le précédent, et faisant se succéder les points de vues. La présence du narrateur romancier est très discrète dans Madame Bovary, avec le « nous » initial qui ancre le récit dans la réalité pour vite s’effacer : à l’époque de l’autofiction, dans L’Amour et les Forêts, la présence assumée du romancier marque fortement le début du livre puisque lui-même personnage, il rencontre son héroïne. Il s’efface ensuite pour laisser place au récit de la vie de Bénédicte Ombredanne, puis revient dans le roman après avoir appris sa mort et pour mener l’enquête sur son existence. L’Amour et les forêts montre subtilement combien la relation qui existe entre un lecteur et un auteur ressemble à celle qui peut exister entre un auteur et un personnage. à la quête initiale de Bénédicte, lectrice qui cherche à dialoguer avec l’écrivain et à le rencontrer, répond la quête de l'auteur qui cherche son personnage (à la fin du livre), c'est à dire sa lectrice métamorphosée en personnage. Entre eux, le même rapport de distance et de fascination, de proximité mentale et d'inaccessibilité, un idéal qui les réunit, des obsessions communes, une sorte de fraternité. Lectrice, auteur sont tous les deux devenus des personnages et fusionnent dans le roman, dans la littérature. C’est encore là un thème essentiel du livre qui n’est pas celui de Madame Bovary.
Mais comme Gustave Flaubert, qui s’est servi de faits divers, (notamment l’affaire Delamare) pour imaginer l’intrigue de Madame Bovary, Éric Reinhardt a bien puisé dans la réalité la matière première de son roman : il affirme partout avoir eu deux sources principales d’inspiration, deux lectrices en situation de harcèlement qu’il a rencontrées successivement, l’une professeur de français, qui lui a envoyé une lettre en 2007, et à qui il a donné rendez-vous au Café Le Nemours, comme dans le premier chapitre, et l’autre qu’il a rencontrée dans un train et qui lui a demandé de raconter son histoire. à la fin du roman, des remerciements sont adressés à huit prénoms féminins différents.
Autre point commun entre Madame Bovary et Bénédicte Ombredanne : le dévoilement de leurs petites cachettes… Le compartiment du bureau, dans le grenier, qui est utilisé par Emma pour cacher son courrier compromettant a son équivalent dans L’Amour et les forêts ; c’est le casier de la salle des professeurs que Bénédicte utilise pour cacher ses écrits et échapper aux fouilles de son mari suspicieux. De petites cachettes pleines d’écriture, qui peuvent presque être envisagées comme des métaphores-mises en abyme du roman lui-même : le livre entier n’est-il pas comme un compartiment qui contient le secret du personnage ? Mais le roman de Flaubert circonscrit davantage le personnage d’Emma que ne le fait le romancier contemporain notamment par son ironie, il donne l’impression d’en mettre au jour toutes les faces cachées. Dans le roman d’Éric Reinhardt, l’intériorité de Bénédicte, sur laquelle il ne porte jamais un regard ironique, n’est pas entièrement révélée : l’auteur-personnage assume l’imperfection de son enquête et certains des secrets résistent. Bénédicte, par exemple, confie partiellement à l’auteur avoir avec un collègue une relation qu’elle tient à cacher à son mari, mais on en ignorera tout jusqu’à la fin du livre.
Bénédicte Ombredanne est tellement imprégnée de ses propres lectures, qu’elle est littéralement connectée au XIXe siècle. La lecture n’est pas propice à de vaines rêveries ‒ comme c’est le cas pour Emma ‒ mais au même titre que l’amour, c’est l’une des « flèches » dont elle dispose pour se libérer et être heureuse. Bénédicte est assimilée dans le roman à d’autres héroïnes. Dans le chapitre [37]5, une sorte de coma littéraire résultant de l’absorption suicidaire de « 12 grains roses » de Xanax la propulse brusquement dans une nouvelle de Villiers de L’Isle-Adam entièrement retranscrite sur 14 pages dans le roman : seul le nom du personnage a été transformé. Aucun préambule ne prépare le lecteur à tomber tout à coup dans cette nouvelle, dont l’inclusion – expliquée a posteriori au lecteur dans le chapitre suivant[38] ‒ a été inspirée à Éric Reinhardt par la fréquentation de l’art contemporain, où cette technique est un procédé artistique fréquent et assumé. La déception amoureuse de jeunesse qu’a vécue Bénédicte fait penser à l’héroïne d’Une Vie de Maupassant, car elle découvre, encore étudiante, que son premier mari, d’une nature volage, est en réalité plus intéressé par son héritage et ses terres que par elle. Son agonie est proche de celle de La Dame aux Camélias :
Marguerite a encore la conscience de ce qui se passe autour d’elle, et elle souffre du corps, de l’esprit et du cœur. De grosses larmes coulent sur ses joues, si amaigries et si pâles que vous ne reconnaîtriez plus le visage de celle que vous aimiez tant, si vous pouviez la voir. Elle m’a fait promettre de vous écrire quand elle ne pourrait plus, et j’écris devant elle. Elle porte les yeux de mon côté, mais elle ne me voit pas, son regard est déjà voilé par la mort prochaine ; cependant elle sourit, et toute sa pensée, toute son âme sont à vous, j’en suis sûre[39].
Éric Reinhardt en a adapté un paragraphe, toujours avec cette même technique de l’inclusion :
Bénédicte avait conscience de ce qui se passait autour d’elle, elle souffrait du corps, de l’esprit et du cœur. De grosses larmes coulaient parfois sur ses joues, si pâles et si creusées qu’on avait du mal à reconnaître ce visage que nous aimions tant. Elle portait les yeux de mon côté mais elle ne me voyait pas, son regard était déjà voilé par la mort prochaine. Cependant, elle me souriait[40].
Plus largement, il me semble que L’Amour et les forêts serait davantage à relier à l’esthétique symboliste de la fin du XIXe siècle, comme les références appuyées à Villiers de L’Isle-Adam le laissent penser : sa nouvelle « L’agrément inattendu » est citée dans l’épigraphe, puis évoquée et commentée par l’héroïne dans le roman même, alors que le texte de « L’inconnue » est intégralement retranscrit. D’ailleurs, Villiers est aussi l’auteur d’une pièce de théâtre, La Révolte, racontant justement la fugue brève d’une femme mariée, qui essaie de fuir un mariage de convenance puis retourne auprès de son mari au bout de quatre heures seulement, quand elle s’aperçoit qu’elle n’aura pas la force d’accomplir son rêve de vie intense et indépendante. Mais les journalistes, s’ils doivent reconnaître une héroïne du XIXe n’en voient qu’une, et c’est Emma, parce qu’elle est peut-être la plus célèbre mais aussi parce qu’elle a la portée la plus universelle, et sans doute ont-ils retrouvé cette dimension-là dans le roman de Reinhardt. Loin de se limiter à une histoire de harcèlement conjugal, L’Amour et les forêts nous parle de nos propres limites, de l’inassouvissement de nos rêves, de la place de la littérature et de l’amour dans nos vies. Justement, comme Madame Bovary… auquel pourtant ce beau roman contemporain ne ressemble pas tant que ça.
[1] Muriel Steinmetz, « Madame Bovary ne devrait pas aller sur le net », L’Humanité, 2 octobre 2014, http://images.next.humanite.fr/emma-bovary-ne-devrait-pas-aller-sur-le-net-553500, consulté le 21 octobre 2015
[2] Charlotte Pudlowski, « Madame Bovary est morte, mais le Bovarysme est éternel », Slate.fr, 25 août 2014, http://www.slate.fr/story/91363/emma-bovary-reinhardt, consulté le 21 octobre 2015
[3] Charlotte Pons, « L’héroïne bovarienne d’Eric Reinhardt », Le Point, 8 août 2014, http://www.lepoint.fr/livres/rentree-litteraire-l-heroine-bovarienne-d-eric-reinhardt-08-08-2014-1852327_37.php, consulté le 21 octobre 2015
[4] Baptiste Liger, « Rentrée littéraire, le quintette gagnant », L’Express, 22 août 2014, http://www.lexpress.fr/culture/livre/rentree-litteraire-le-quintette-gagnant_1569192.html, consulté le 21 octobre 2015
[5] Christine Simeone, « Éric Reinhardt : l’homme qui voulait sauver les femmes », France Inter.fr, émission du 21 août 2014. http://www.franceinter.fr/depeche-eric-reinhardt-lhomme-qui-voulait-sauver-les-femmes, consulté le 21 octobre 2015
[6] Bernard Quiriny, « La guerre domestique », L’Opinion, 27 août 2014, http://www.lopinion.fr/27-aout-2014/guerre-domestique-15683, consulté le 21 octobre 2015
[7] Entretien avec Éric Reinhardt à la médiathèque Marguerite Yourcenar, le 27.09.2014, https://www.youtube.com/wath?v=z2pUo5, consulté le 21 octobre 2015
[8] Charlotte Pudlowski, art. cité
[9] Olivia de Lamberterie, « Reinhardt, c’est Meetic ! », ELLE, 24 août 2014, p.33
[10] Jean-Claude Raspiengeas, « L’obscure clarté des âmes perdues », La Croix, 29 octobre 2014, http://www.la-croix.com/Culture/Livres-Idees/Livres/L-obscure-clarte-des-ames-perdues-2014-10-29-1228188 consulté le 21 octobre 2015
[11] Pierre Assouline, « Éric Reinhardt met à nu une femme qui ne s’autorise pas », La République des livres, 1er septembre 2014, http://larepubliquedeslivres.com/beatrice-ombredanne-celle-qui-ne-sautorisait-pas/ consulté le 21 octobre 2015
[12] Charlotte Pudlowski, art. cité
[13] Gustave Flaubert, Lettre à Alfred le Poittevin, 13 mai 1845, http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1845.htm , consulté le 21 octobre 2015, citée par Charlotte Pudlowski
[14] Jérôme Garcin, « Le Prince Éric », L’Obs, 28 août 2014, http://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2014/20140911.OBS8906/eric-reinhardt-l-homme-qui-sait-parler-des-femmes.html, consulté le 21 octobre 2015
[15] Gustave Flaubert, Madame Bovary, Folio Gallimard, 1857, I. VII, p.92
[16] Michel Winock, Flaubert, Gallimard, 2013, chapitre XV, p.233
[17] Guy Duplat, « La Prison d’un pervers narcissique », La libre Belgique, 17 août 2014, http://www.lalibre.be/culture/livres/la-prison-d-un-pervers-narcissique-53f0cc3535702004f7df9143 consulté le 21 octobre 2015
[18] Charlotte Pudlowski, art. cité
[19] Baptiste Liger, art. cité
[20] Annabelle Laurent, « Rentrée littéraire: On a lu… «L’amour et les forêts» d’Eric Reinhardt », 20 Minutes, 20 août 2014, http://www.20minutes.fr/culture/1430135-20140820-rentree-litteraire-lu-amour-forets-eric-reinhardt consulté le 21 octobre 2015
[21] Jérôme Garcin, art.cité
[22] Charlotte Pudlowski, art. cité
[23] Christine Marcandier, « Eric Reinhardt explore l’intime », Médiapart.fr, 15 novembre 2014, http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/151114/eric-reinhardt-explore-lintime consulté le 21 octobre 2015
[24] Emily Barnett, « Eric Reinhardt : l’idéalisme fait partie de moi », Les Inrocks, 22 août 2014 http://www.lesinrocks.com/2014/08/22/livres/eric-reinhardt-revient-roman-magnifique-11519719/ consulté le 21 octobre 2015
[25] Cha/Dab/Ed, « L’Amour et les forêts : tragédie moderne et vibrant portrait de femme », AFP, 26 août 2014 http://www.lepoint.fr/culture/l-amour-et-les-forets-tragedie-moderne-et-vibrant-portrait-de-femme-26-08-2014-1856678_3.php consulté le 21 octobre 2015
[26]Entretien avec Éric Reinhardt à la médiathèque Marguerite Yourcenar, le 27.09.2014 : https://www.youtube.com/wath?v=z2pUo5, consulté le 21 octobre 2015
[27] Correspondance personnelle avec l’écrivain, message du 17.01.2015
[28] Cha/Dab/Ed, « L’Amour et les forêts : tragédie moderne et vibrant portrait de femme », AFP, (26.08.2014)
[29] Entretien avec Éric Reinhardt à la médiathèque Marguerite Yourcenar, le 27.09.2014 : https://www.youtube.com/wath?v=z2pUo5
[30] Correspondance personnelle avec l’écrivain, message du 17.01.2015
[31] Éric Reinhardt, L’Amour et les forêts, Gallimard, 2014, p. 350.
[32] Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, Folio, 1857, p.95.
[33] L’Amour et les forêts, p.100.
[34] L’Amour et les forêts, p.339.
[35] Ibid., p.27.
[36] Ibid., p.290.
[37] Ibid, p.179
[38] Ibid, p.246
[39] Alexandre Dumas (fils), La Dame aux Camélias, Le livre de poche, 1848, chapitre XXVI, p.242
[40] L’Amour et les forêts, p.342.
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