Le Cercle de Dave Eggers
- francoisecahen
- 4 févr. 2017
- 3 min de lecture

Le Cercle de Dave Eggers ne figure pas vraiment parmi la liste des œuvres que j'étudie de façon approfondie dans le cadre de mon projet de thèse. Habituellement, je ne suis pas très férue de ce type de littérature, une sorte de "page turner" américain. Mais cet épais roman d'anticipation est très intéressant quand on a pour objet d'étude notamment la représentation romanesque des réseaux sociaux du Web. Voilà pourquoi j'ai pensé qu'en faire un petit compte-rendu personnel ici ne serait pas dénué d'intérêt.
Une boîte géante "Le Cercle", qui serait à la fois Google, Facebook, Apple, Twitter, Youtube, Amazon -ce qu'on appelle les "GAFA"- (antérieurement absorbés par elle), a inventé un réseau social absolu, nommé "TruYou": un compte, une identité, un mot de passe, un identifiant par personne. Désormais, la transparence sur le WEB est devenue un idéal absolu.
"Bailey pense que l'existence s'améliorera, sera parfaite, quand tout le monde aura un accès illimité à tout et à tous ceux qu'ils connaissent. Il croit sincèrement que les réponses existentielles de chacun peuvent être trouvées chez les autres. Il croit vraiment que l'accès sans entrave entre tous les êtres aidera la marche du monde. Que c'est ce que la planète attend, que toutes les âmes soient reliées entre elles". (p.502) L'idéal d'une démocratie absolue où l'on obligerait chacun à voter sans cesse pour tout a pourtant ses limites.
Nous suivons le parcours de la jeune Mae, émerveillée d'être embauchée au Cercle peu après la fin de ses études et une expérience professionnelle modeste dans les services municipaux de sa petite ville natale. Cette ravissante ingénue débarque sur une sorte de campus californien magnifique, le siège du Cercle, recommandée par l'une de ses cadres, Annie, qu'elle avait connue durant ses études. L'entreprise gigantesque propose à ses employés de vivre dans un univers où tous leurs désirs semblent comblés: les fêtes s'y succèdent, les services les plus divers leur sont offerts. Tout va assez vite pour Mae, car elle s'adapte parfaitement à cet univers et aux injonctions successives qui la privent toujours plus de liberté, ce qu'elle accepte finalement assez bien. On peut trouver le style de ce roman et la personnalité de son héroïne assez insipides, mais c'est tout à fait en accord avec le propos: l'héroïne grimpe les échelons de l'entreprise justement par son acceptation d'une transparence totale.
Le roman reprend les thèmes propres à de nombreuses dystopies contemporaines: on trouve quelques personnages qui essaient de continuer à exister à part du système, comme le mystérieux Kalden, les parents de Mae, ou bien son ex-petit ami, Mercer, qui tente de vivre en ermite dans la forêt pour fuir cet univers de transparence totalitaire. Mais cette fiction est spécialement intéressante, parce que, plus que d'autres,elle réfléchit en profondeur à des problématiques liées à nos usages actuels des réseaux sociaux. La saturation de nos vies par les données (voir l'extrait proposé en photo) est en effet à peine exagérée. Cette espèce de servitude volontaire de Mae, qui accepte peu à peu de livrer en pâture de manière de plus en plus indécente toute son intimité, et celle de sa famille, est un vrai sujet de fond. La personne qui escalade les échelons le plus vite n'est pas la plus brillante, ni celle qui a le plus de personnalité, mais celle qui accepte, qui sait s'adapter, faire plusieurs tâches à la fois, et qui sait communiquer - en dépit de sa superficialité et de son conformisme. Le problème du système vient aussi du fait que les cadres du Cercle sont intimement convaincus d'agir pour le bien d'une humanité qui serait entièrement sécurisée, comme si des puces électroniques implantées dans les os des enfants, des détecteurs de mouvements brusques dans les cuisines des maisons pouvaient garantir la fin de toutes les formes de violence. J'ai beaucoup aimé à la fin une scène qui ressemble à une sorte de fable: différents animaux marins sont mis ensemble dans un aquarium géant: des thons, une pieuvre, des hippocampes et... un requin. Le requin mange en deux temps trois mouvements tous les autres animaux pourtant très beaux, très singuliers, alors que l'objectif des organisateurs était de reconstituer une cohabitation sous-marine naturelle harmonieuse. Cela a fait écho pour moi à ce texte d'Yves Citton, qui est passionnant et que je vous invite à lire: http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=615
Une des phrases-clés du roman est prononcée par Mercer: "Individuellement, vous n'avez aucune idée de ce que vous faites collectivement." (p.271)
David EGGERS, Le Cercle, Gallimard, "Du monde entier", 2016
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